« Je suis né du Diable » – Jean-Christophe Grangé

Lu en : Novembre 2025

Ça faisait plusieurs années que je n’avais plus ouvert un Jean-Christophe Grangé. J’avais pourtant été profondément marquée par certains de ses romans : l’incontournable Les Rivières pourpres, bien sûr, mais aussi Lontano et Congo Requiem. Puis, à partir de La Terre des morts, j’ai décroché. Pas par rejet, simplement parce que l’envie n’était plus là, avec ce sentiment diffus d’un pur déversement de violence gratuite. J’en étais donc restée là dans ma relation littéraire avec l’auteur.

Et puis, je suis tombée presque par hasard sur une interview de Jean-Christophe Grangé autour de Je suis né du diable. Et là, je me suis dit que je ne pouvais pas passer à côté. D’abord parce que ce titre parle de lui, de ce qu’il est. Il s’annonce comme un thriller pur jus, notamment par sa scène d’ouverture, mais il s’agit en réalité d’un texte profondément personnel. Car tout y est vrai. Voilà donc un livre capable d’éclairer autrement l’homme derrière l’écrivain.

Je suis né du diable n’est donc pas un roman à proprement parler, même s’il en adopte par moments les codes. C’est un récit autobiographique.
Jean-Christophe Grangé y choisit une construction très particulière : il prête alternativement sa plume à sa mère et à sa grand-mère, tandis que sa propre voix revient régulièrement s’intercaler. Il ne s’agit pas de témoignages bruts, mais d’une reconstitution sensible et maîtrisée, qui fait dialoguer les générations.

Et ce que ces voix racontent en douceur est d’une violence extrême.

La figure centrale du récit reste sa mère. À travers la parole que l’auteur lui prête, on découvre une relation d’emprise totale avec Jean-Claude Grangé. Un homme profondément toxique, violent physiquement, manipulateur, destructeur, menteur. Issu d’une classe aisée, l’argent familial camoufle les fautes et répare les dérapages. Jean-Claude frappe sa jeune épouse, la rabaisse, la force à boire et l’oblige à sortir alors qu’elle est enceinte. Il tente ensuite de la priver de son bébé, cherche à l’isoler, à la contrôler, à la posséder entièrement. Il la fait passer pour une femme aux nerfs fragiles, incapable de prendre soin d’elle-même ou de son enfant. Sa position d’étudiant en médecine, l’ombre de l’héritage familial et son charisme lui confèrent une aura que personne ne remet en question.

Tout cela se déroule dans le Paris de la fin des années 50 et du début des années 60, à une époque où une femme est encore largement définie par son mariage, où partir est un scandale, et où rester est présenté comme une fatalité. Les convenances, les injonctions sociales et la culpabilité enferment un peu plus encore les victimes.

La parole de la grand-mère vient alors s’entrelacer à celle de la mère.
Elle-même a connu une forme de violence, essentiellement psychologique. Un mari qui ne la frappait pas, mais qui la dominait par ses mots, ses silences, ses remarques. Une violence sourde, insidieuse, qu’elle a appris à supporter.

Mais précisément parce qu’elle connaît ce mécanisme, elle comprend très vite que, pour sa fille, la situation a basculé dans quelque chose de bien plus grave. Elle voit le danger. Elle agit. Elle tente de la sortir de là. Elle protège sa fille et, surtout, son petit-fils.

C’est grâce à cette vigilance et à cet amour que Jean-Christophe Grangé sera, autant que possible, préservé. Entouré. Aimé. Même si les premières années de sa vie laisseront une empreinte profonde.

La troisième voix du livre est celle de Jean-Christophe Grangé lui-même. Elle revient régulièrement, apportant recul, analyse et lucidité, avec un apparent détachement, parfois même une certaine froideur. Il explique avoir longtemps refusé de se pencher sur son histoire familiale, persuadé d’être plus fort que cela. Jusqu’au jour où, trop enfoncé dans la dépression, il a dû s’avouer vaincu et regarder frontalement cette part de son passé qu’il avait toujours tenté d’esquiver.

Une plongée dévastatrice, mais nécessaire, qui lui permet de comprendre ce qui nourrit ses obsessions littéraires : la violence, la domination, la folie humaine. Il ne s’excuse pas. Il ne se retranche pas. Il sait qui il est. Il assume pleinement sa notoriété et met enfin des mots sur ce qui l’a façonné. Il ne feint pas l’effacement et ne joue pas la carte de l’humilité de façade. Il regarde sa trajectoire avec une honnêteté rare, sans se cacher derrière une modestie convenue. Mais là où sa voix se voile et touche le plus, c’est lorsqu’il évoque ces deux femmes qui ont tout fait pour le protéger.

C’est un livre extrêmement dur. Tous les codes du thriller sont là, au point que l’on pourrait parfois croire à une exagération. Et puis l’on se rappelle que tout est vrai. Que rien n’est romancé pour faire peur. Que de vraies personnes ont vécu l’enfer. Et qu’au milieu de tout cela, un petit garçon a grandi.

Et c’est précisément cette réalité brute qui rend Je suis né du diable profondément terrifiant.

Je suis né du diable raconte une lignée abîmée, mais pas brisée. Une histoire où la violence se transmet, mais où l’amour, lui aussi, circule, résiste et répare. Cette histoire aurait pu n’être qu’un récit de destruction. Elle est aussi, paradoxalement, un récit de survie. Là où tout semblait écrit, deux femmes ont tenu bon. Elles ont protégé, aimé, résisté, et dévié la trajectoire. De cette obscurité est née une voix. Celle d’un écrivain apaisé qui, aujourd’hui, ose enfin regarder le diable en face.

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