« Contre l’espèce » – Estelle Tharreau

Lu en : Juillet 2024

Le monde est sauvé ! Les recycleurs sont au travail, ils nettoient les traces de cet Ancien Monde qui polluait sans scrupule et la nature reprend ses droits. La civilisation est regroupée dans des hypercentres. Les humains sont triés sur le volet, en fonction de deux critères : santé et potentiel. L’un et l’autre sont évalués selon des « scoring » laissés à l’appréciation des dirigeants. Dirigeants qui ne sont plus forcément des états. À force de privatiser et de déléguer les compétences, de grosses entreprises se sont réparti les postes essentiels (commerce, santé, éducation, loisirs…). Tout est aseptisé, dématérialisé, compartimenté. Et automatisé.

Lorsque le travail des recycleurs touche à sa fin (et l’on se doute que les recycleurs ne sont pas ceux qui disposent des meilleurs scorings) survient un « Big Bug ». Et d’un coup, plus rien ne fonctionne… Plus de réseau, plus de communication… Une espèce d’eldorado pour personnes triées sur le volet est mis en place et la survie s’organise tant bien que mal…
Ce futur, probablement pas si lointain que ça, a clairement de quoi faire frissonner. On en rirait presque de voir ces familles incapables de faire cuire des pâtes, ces pseudos élus complètement à la merci des empires commerciaux qui ont réussi à se substituer aux États… Et pourtant ! L’actualité nous montre jour après jour que nous glissons irrémédiablement vers un monde dans lequel l’humain contrôle de moins en moins…

En suivant les héros d’Estelle, on s’interroge sur beaucoup de choses et l’on réalise qu’aucune machine ni aucun test n’est capable de saisir la richesse profonde d’un être humain, sa valeur dans ses différences, son importance grâce à sa créativité, la diversité qui renforce une population. Et on s’effraie aussi de la manipulation et de la pression dont sont victimes les rescapés, de la cruauté qui remplace l’entraide lorsque vient le temps de survivre à tout prix. Et quel prix ! L’autrice confronte ensuite deux philosophies, deux façons de lutter, de résister, de vivre, de recréer le monde. Et vite, on comprend que quelle que soit la noblesse des intentions, le monde n’est fait que de décideurs et de suiveurs. Une vision pas forcément manichéenne, car ce qui mène au pouvoir n’est pas toujours l’argent. Mais une vision qui a de quoi terrifier quand même.

Estelle Tharreau nous a déjà alertés sur les dérives possibles d’un monde ultra connecté au travers de son recueil de nouvelles « Digital way of life« . Une fois de plus, elle tire la sonnette d’alarme, à travers une dystopie sombre.
Je ne suis pas forcément fan des dystopies, mais j’aime beaucoup Estelle Tharreau. Et, fidèle à son habitude, elle nous offre des personnages forts qui portent le récit. Il y a John, qui tente d’ériger des barrières pour rendre son cœur impénétrable. Il y a Rosa, qui, à l’inverse, n’écoute que son cœur et brave tous les dangers pour un enfant qui n’est même pas le sien, mais que la société et sa famille rejettent sous prétexte de mauvais scoring. Il y a Ousmane et Futhi, qui traversent l’horreur ensemble. Et face à eux, Estelle Tharreau propose un panel de monstres malheureusement très crédibles.

De ce monde qui bascule vers le chaos, l’autrice saura faire renaître une faible lueur d’espoir pour rendre le récit supportable. Espoir pour ce monde qui est le nôtre, peut-être, mais qu’il faudra veiller à ne pas éteindre à force de négligence…

Un grand merci aux éditions Taurnada pour cette lecture qui n’existe qu’au format numérique, ce qui, au regard du thème, est quand même assez paradoxal !

14 réflexions sur “« Contre l’espèce » – Estelle Tharreau

  1. L’autrice semble à travers cette oeuvre de fiction parler du potentiel monde de demain et il n’a pas l’air des plus accueillants ! Et si je pense que les avancées technologiques contrôlées sont une force, je crains ces avancées plus destinées à enrichir des personnes qui le sont déjà trop qu’à améliorer le monde. J’ai un peu peur que le roman soit anxiogène par sa perspicacité mais cette dernière me donne envie de le découvrir.

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    1. C’est clair que ce qui est imaginé ici a franchement de quoi faire flipper… mais ça donne aussi à réfléchir, par exemple quand je vois le degré de débrouillardise de mes enfants comparé à celui que j’avais à leur âge…(Je parle comme une vieille 😄). Ils sont très à la pointe, certes, mais j’ai l’impression qu’ils passent à côté de l’essentiel !

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  2. Avatar de Céline C. Céline C.

    Merci Nath pour cette chronique. J’ai vu passer ce roman d’Estelle Tharreau, et il me tentait bien, mais lire sur l’ordi je n’aime pas trop … (l’âge sans doute 😂)

    J’ai lu il y a peu Le dernier festin des vaincus de cette auteure, dans lequel j’ai eu du mal à entrer, mais qui m’a plu au final.

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